Je n’ai touché personne depuis plus de quatre ans maintenant. On s’habitue à tout ; enfin, je crois. Pas évident de vivre sans aucun contact physique. Je ne parle même pas de rapport intime, non, juste sentir la peau de l’autre à travers une simple poignée de main, une caresse réconfortante ou la fraîcheur d’une joue ; des gestes de confiance, c’était ce que j’imaginais.
Beaucoup de gens pensaient que le monde s’était refroidi, que les réseaux sociaux nous privaient des vraies relations, je suppose qu’ils ne présumaient pas à l’époque ce qui les attendait. Comme d’habitude, on n’a rien vu venir. On se dit que ça sera mieux, que ça résoudra beaucoup de problèmes. Même si on y perd un peu, on a chaque fois l’impression d’y gagner davantage. Alors on laisse les choses s’installer, petit à petit, distribuant toujours plus de liberté en offrande au bien commun.
L’être humain a cette grande capacité de considérer qu’il peut se protéger du pire en comblant la masse. Si la plupart des gens sont satisfaits, les autres finiront par l’être aussi, et, s’ils n’y parviennent pas, ils disparaîtront bien un jour, et céderont la place à ceux qui pensent que c’est bon pour tout le monde. Mais, bizarrement, il y en a toujours un qui n’est pas content, même parmi ceux qui l’étaient au départ. Peut-être parce qu’on sait tous qu’en privilégiant le nombre, on perd une partie de nous-mêmes. Le pire pour soi, se cache souvent dans ce qu’on imagine être le meilleur pour tous.
Évidemment, je pourrais faire autrement. Certains le font. À leurs risques et périls. Je ne suis pas quelqu’un de très courageux et je l’avoue, la prison me fait peur. Le contact physique y est bien sûr proscrit, mais les détenus sont rarement les plus respectueux des lois, et, quitte à être touché par quelqu’un, je préférerais qu’il ne ressemble pas à un gars de cent kilos en mal d’amour. Mais je crois que, le pire dans tout ça, c’est le regard des autres. Facile d’expliquer qu’il ne faut pas y faire attention. Vous auriez envie, vous, d’être cloué au pilori et jeté en pâture à une foule d’internautes assoiffés d’injures ? Être lapidé à coup d’insultes gratuites, votre tête affichée sur tous les écrans du pays ? Moi, non.
Avant, c’était facile. Vous saluiez les personnes par un simple serrage de main ou vous réconfortiez un inconnu dans la difficulté d’une tape sur l’épaule. Tout ça, c’est terminé. Qui se risquerait à effleurer quelqu’un qu’il n’a jamais rencontré ? Certains préfèrent même ne pas adresser la parole aux étrangers ; un procès est si vite arrivé.
Heureusement, les institutions ont pensé que les parents pourraient avoir des contacts physiques avec leurs enfants jusqu’à leurs sept ans ; l’âge de raison. Après, c’était l’acceptation obligatoire. Apparemment, c’est à partir de cet instant qu’on peut cerner le principe de consentement mutuel. J’avais vingt et un ans quand la loi est passée, un peu plus tôt, et je n’aurais probablement jamais touché qui que ce soit ; peut-être même personne. J’ai perdu ma mère à la naissance et mon père n’était pas très tactile, alors je vous laisse deviner ce qu’aurait été ma vie si elle était entrée en vigueur quelques années avant.
« Aucun contact physique ne saurait être toléré sans acceptation explicite et vérifiable des parties prenantes ». En gros, c’est ce que ça raconte. Trop d’affaires, tout le monde voulait que ça change. Le harcèlement — sexuel ou pas d’ailleurs — faisait trop de bruit. Main sur les fesses, main sur le genou, caresse sur la joue… Je vous passe le pire. Il fallait trouver un moyen pour que ça s’arrête. Sinon, c’était : « parole contre parole », et en général, le doute subsistait ; trop de vies brisées.
Moi-même, je me suis dit que c’était une bonne chose de calmer les ardeurs de tous ces types, incapables de gérer leur libido exacerbée. Et puis ça permettait aussi de mettre à l’abri les hommes en proie à des accusations non vérifiables. Certaines n’étaient d’ailleurs pas en reste pour profiter de la situation ; finalement, la femme est un homme comme les autres.
Mais comme beaucoup de gens, je n’ai pas suffisamment réfléchi, j’ai préféré réagir sous le coup de l’émotion. Quand on a découvert qu’un ministre avait soumis toutes ces femmes à ses désirs les plus tordus et usé de son pouvoir pour faire plus d’une centaine de victimes en seulement deux ans ; ça a été la goutte d’eau, la grogne est montée à nouveau. Tout le monde a réclamé sa tête et la mise en place de lois de protection radicales. Le gouvernement n’a pas eu le choix, il devait résoudre le problème et montrer sa sévérité. Satisfaire les plus bas instincts de l’opinion publique a toujours était le truc le plus efficace. Plus c’est extrême, plus ça l’apaise ; surtout, quand il s’agit de taper sur les puissants, alors là, c’est l’extase ; la meute se lâche. On peut dire qu’on s’est tiré une bonne balle dans le pied ce jour-là.
Le hic, c’était que la loi ne pouvait pas tout régler seule. Un moyen pour donner son autorisation et prouver son accord était nécessaire.
Au début, ils ont imaginé qu’un simple écrit pourrait fonctionner, mais il y a vite eu des cas de rédaction sous la contrainte. La méthode n’était pas suffisamment fiable. Du coup, ils ont choisi de développer une application officielle, intégrant un système permettant d’être sûr que la personne accepte la relation physique. Un procédé basique, à base de questions secrètes. En cas d’anomalie — évidemment indétectable par l’autre —, les autorités étaient immédiatement informées. Le harcèlement a presque totalement disparu. Il faut dire que tout individu soumis à une accusation est automatiquement coupable, à moins qu’il ne prouve son innocence.
C’est comme ça aujourd’hui. Sans consentement mutuel, aucun rapprochement n’est admis. Autrefois, on faisait une demande d’ami, maintenant, on fait une demande de contact physique. Il n’y a pas très longtemps, j’ai regardé un documentaire sur le sujet. Il reste toujours un « pas content » pour montrer aux « contents » que le monde dans lequel ils vivent n’est pas aussi réjouissant qu’ils l’imaginent.
Il y avait un couple, narrant sa première relation sexuelle. En fait, ça n’était pas vraiment la relation en tant que telle, qui intéressait le journaliste, mais ce qui s’était déroulé juste avant. Afin de ne prendre aucun risque, les deux personnes avaient employé les fonctionnalités avancées de l’application. Pour faire simple, il existe différents niveaux de contact physique et chaque niveau dispose de ses propres sous-niveaux.
Ça commence par le contact « cordial », celui que tout le monde utilise pour se dire bonjour. Une main serrée, pas la bise ; trop de place au doute. La plupart des gens l’activent dans leur premier cercle, les copains ou les collègues de travail, mais ça a tendance à disparaître. Il y a toujours un malaise quand vous empoignez la main de vos amis et qu’un invité que vous ne connaissez pas se tient parmi eux.
Vous avez ensuite les relations rapprochées : la « friend-zone ». Caresses amicales, tapes dans le dos ou le fameux « hug », encore distribué gratuitement il y a peu. Il y est conseillé de n’accepter que ses proches ; un accident est vite arrivé.
Puis, c’est la « love-zone ». Vous vous fréquentez plus sérieusement et consentez à un contact physique plus intime. Si vous en êtes là, mieux vaut être sûr de vous, d’autant plus si vous êtes une femme ; on fait déjà pas mal de choses dans la « love-zone » ; si vous voyez ce que je veux dire.
Enfin, c’est l’ultime niveau : la « sex-zone », cette fois, c’est que vous avez vraiment mis l’autre en confiance.
Le jeune couple avait évidemment atteint le dernier stade, mais n’avait pas non plus tout accepté. L’application permet à chacun de choisir ses pratiques. Caresses manuelles, orales, coïts divers, conduites extrêmes… Vous pouvez tout configurer. Mais gare à vous, si vous transgressez les règles ! Dans ce cas, c’est la prison ! Et sans passer par la case départ.
Je vous vois venir. Comment démontrer que je n’ai pas enfreint la loi ? Comment justifier que je n’ai pas touché la personne au mauvais endroit alors qu’elle l’avait accepté ? Je le répète, mieux vaut être en parfaite confiance mutuelle, parce que la victime a toujours raison, à moins que vous ne soyez capable d’apporter la preuve de votre innocence. Je ne vous raconte pas le nombre de sex-tape qui tourne sur internet. Tout le monde se filme et sous tous les angles ; on ne sait jamais, si durant le procès, le juge ne voyait pas correctement.
Il n’y a pas très longtemps, j’ai moi-même cru que j’allais y passer. Je suis pourtant prudent, mais on n’est jamais à l’abri.
Comme chaque matin vers dix heures, je me suis rendu en la salle de pause pour prendre un café. Ça n’est plus très courant maintenant, mais il se trouvait que cette salle n’était pas vitrée. On vous voyait y pénétrer, mais impossible de savoir ce qui s’y déroulait depuis l’extérieur. J’ai fait un signe à deux ou trois collègues qui levèrent la tête et observèrent dans ma direction, puis je suis entré. Pas de bol, voilà que j’étais cloîtré avec Justine. Très franchement, si je devais toucher quelqu’un, ou, mieux, être touché, ça serait bien par elle, mais, là, ça ne m’arrangeait pas.
J’étais seul, à la merci d’une accusation potentielle. Aucun témoin à l’intérieur, elle aurait pu m’imputer n’importe quel méfait. Plusieurs collaborateurs savaient qu’on y était tous les deux. J’ai sué pendant une semaine. Il ne s’est finalement rien passé, mais j’ai averti la direction qu’il manquait des caméras de surveillance dans cette salle. Ils les ont installées quelques jours plus tard. Tous les patrons préfèrent éviter un procès de ce genre dans leur entreprise, et, franchement, je me sens mieux avec mon café maintenant.
Non, je vous le répète, je ne touche plus personne. Aucune demande acceptée, aucune envoyée. Au moins, je ne risque rien ; le minimum en tout cas. Je vous l’ai déjà dit, je ne suis pas très courageux. Je fais partie des « pas contents » silencieux. Ceux qui ont laissé la loi passer, ceux qui patientent bien sagement et attendent que les autres fassent changer les choses, pensant naïvement que, pour eux, ça se passera sans encombre.
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salut mon cher Mickael…
c’est bien, très bien !!!
des bises
Greg
Hate de lire la prochaine !
Salut Mickaël.
C’est intéressant, ça touche à des sujets d’actualités.
Tu resteras toujours aussi près de notre époque ou tu feras aussi de la SF plus lointaine ?
En prenant de la distance dans le temps tu pourras critiquer plus librement, mais la c’est vrai que ça fait réfléchir sur ce qui se passe maintenant, c’est presque dérangeant…
🙂
Pour l’instant je suis dans de l’anticipation proche, ce qui sera le cas avec le roman aussi, mais j’ai de plus en plus envie d’aller vers des univers plus éloignés où l’espace de liberté est plus grand.
Alors la chapeau ! J’ai été tout de suite captivé, le sujet est d’actualité et évidement cela invite à réfléchir ! C’est même un texte un peu subversif et engagé et c’est ce qui me plaît dans un récit qu’elle qu’en soit la forme. Je sais qu’il y a un pays ou ils ont deja mis ce type d’application en place dans la législation pour accepter une relation. Mais je me demande tout de même si la réalité n’est pas pire… Puisqu’aujourd’hui on parle de mettre en place une loi qui pénalise les regards insistants.
Comme le disais Thomas Jefferson : Si tu es prêt à sacrifier un peu de liberté pour te sentir en sécurité, tu ne mérites ni l’une ni l’autre.
On a bien failli passer de la présomption d’innocence, à la présomption de culpabilité, il n’y a pas très longtemps.
Bravo, très bien écrit.
Juste une remarque, je me suis parfois un peu perdu au début du texte, peut-être trop d’informations différentes sur le sujet…
Par contre on revient très vite dans l’histoire à l’avant dernier paragraphe, qui pour moi est le meilleur.
J’aime les textes qui me font aimer les personnages et je dois avouer qu’en quelques lignes je l’aime déjà beaucoup ce personnage.
Penses-tu lui faire vivre d’autres nouvelles ? Est-ce un personnage tiré du roman ?
Merci pour ce bon moment de lecture.
Merci pour ce commentaire très intéressant. Ça n’est jamais évident de rentrer dans un texte, surtout quand il est court. Peut-être aurais-je pu simplifier encore le début. Je n’ai pas vraiment pensé à développer plus l’histoire mais pourquoi pas. J’ai d’autres histoires à raconter avant ça 😊
Bonjour Mickaël.
Une nouvelle se termine en général par une chute, un « twist » qui manque ici.
C’est dommage.
Dans la forme, les histoires, contrairement à un article web, sont appréciés lorsqu’ils sont justifiés.
De plus certains paragraphes sont un peu « épais » et mériteraient un peu d’air.
Sinon, le sujet est intéressant et l’histoire prenante. Pour ça, bravo.
C’est très « Black Mirror ». Vivement les autres 🙂
Bonne continuation 🙂
Merci Gilles. J’apprécie les commentaires qu’ils soient positifs ou négatifs, c’est comme ça qu’on progresse, même si je ne partage pas tout. Le « twist » n’est à mon avis pas obligatoire à chaque fois. Je ne voulais pas aller dans cette direction pour cette histoire, qui est plus comme un témoignage invitant à une réflexion sur nous-même et notre manière d’adopter certains changements sans y réfléchir suffisamment. Sur la forme, il faut que je corrige, la justification serait effectivement plus adaptée.
Très juste (terriblement juste) !
Merci beaucoup.