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Putain ! Comment je vais me sortir de là ? Qu’est-ce que je peux faire ? Je ne suis pas préparé à ça, moi. Je ne l’ai jamais été. De toute façon, ça n’aurait jamais dû arriver ; jamais ! Ça m’apprendra. J’aurais dû me douter que ces conneries de « déconnexion » c’était de la foutaise. Si tout le monde utilise internet, c’est bien que ça rend service ; pourquoi il faudrait s’en priver ? Je n’aurais jamais dû l’écouter.

Déjà gamin, je ne savais pas me décider : « Nicolas ! On n’a pas toute la journée. Tu préfères de la confiture de fraise ou d’abricot ? Dépêche-toi ! On va encore être en retard à l’école ». Ma mère finissait systématiquement par choisir à ma place. Ce que je voulais manger, comment m’habiller, quoi regarder ; tout me paraissait compliqué. Et si je me trompais, si j’optais pour l’un et que l’autre s’avérait mieux. Non, franchement, au moins, si un autre se prononçait, je risquais moins d’être déçu, et puis je pourrais toujours reporter la faute sur lui. Je sais, ça n’est pas très glorieux, mais qui n’a jamais fait ça ?

Mes parents pensaient qu’en grandissant ça changerait, qu’il ne s’agissait que d’une phase. Ils avaient même fini par envisager une consultation chez un psychologue. Le seul hic, c’était que mon père s’était mis en tête que ce choix m’appartenait : « Quinze balais ! C’est ton avenir, merde ! » Ma mère a eu beau tenter de lui expliquer que c’était pour ça que je devais voir quelqu’un, c’était peine perdue, le paternel refusait de prendre rendez-vous, si la décision ne venait pas de moi. Je n’y suis jamais allé. Il serait, sans aucun doute, le premier à me dire que si je l’avais écouté, je n’en serais pas là.

Putain ! Je vais faire quoi maintenant ? Et puis cette pluie, qui n’arrête pas de tomber.

À l’époque, plus le temps passait, plus je me demandais si mes parents n’avaient pas raison. Quand on vous rabâche toute la journée que vous n’êtes pas normal, vous finissez par vous en persuader, et, pour être totalement franc, j’avais un peu peur de quitter le cocon familial. Qui allait me dire quoi faire une fois seul ?

Finalement, quand j’y repense, je crois que j’ai commencé à m’en tirer à la sortie du lycée, le jour où j’ai vu la conseillère d’orientation. En fait, elle m’a aidé indirectement. Les recherches effectuées à ses côtés m’avaient conduit à différents résultats ; beaucoup trop de résultats. Qu’est-ce qu’elle imaginait ? Que j’aurais pu choisir entre dix métiers différents. D’accord, ça collait à mes affinités, mais ne serait-ce qu’entre devenir architecte, archéologue ou publicitaire, j’avais de quoi m’arracher les cheveux. Et puis, franchement, toutes ces professions me foutaient les jetons. Toutes ces décisions qu’il fallait prendre au quotidien. Non ! Hors de question ! Comme elle était consciencieuse — on peut lui concéder ça —, elle me donna un lien vers un site web, un simulateur qu’elle avait déjà conseillé à d’autres indécis comme moi. Putain ! Quelle révélation !

Le truc était très simple. Je cochais et je remplissais des cases ; du pur factuel ! Le machin ne me demandait pas ma matière préférée — comment j’aurais pu savoir ? — non, plutôt : quelle était la matière où j’avais obtenu la meilleure note ? C’était comme si ce simulateur avait été pensé pour moi. À la fin, un seul choix : graphiste exécutant. « Génial ! », je me suis dit. Ça n’était pas graphiste exécutant ou chef pâtissier, mais juste graphiste exécutant. Je m’en souviens parfaitement, je l’ai partagé sur Facebook. D’ailleurs, après, tout le monde faisait la même chose ; je me demande ce qu’ils sont tous devenus, je trouvais quand même qu’il y avait beaucoup de futurs acteurs et de pilotes de chasse, mais bon, après tout, pourquoi pas ? Il en faut.

En tout cas, moi, je suis graphiste exécutant et je ne changerais pour rien au monde. Un métier de rêve. Oh, bien sûr, ça n’est pas ce que diraient tous mes collègues, mais, pour moi, c’est l’idéal. Je n’ai jamais rien à choisir. Le directeur artistique et le chef de projet se pointent à mon bureau, m’indiquent où sont les éléments et m’expliquent ce que je dois faire, et voilà, quelques heures plus tard, je leur rends le boulot. Un taf en or. Si jamais j’ai un doute, j’appelle quelqu’un qui tranche à ma place. Franchement, je le répète, un métier de rêve.

Quand je repense à la semaine dernière. Cette hystérique d’Alexandra qui me dit qu’elle n’a pas le temps (comme d’habitude) et que si je veux évoluer, j’ai peut-être intérêt à commencer à prendre des décisions par moi-même. Non, mais, sérieusement, évoluer ? « Pourquoi faire ? », je lui ai répondu. Je suis bien là où je suis, pourquoi j’irais m’emmerder à me creuser la tête pour les autres ? Alors, qu’ils peuvent le faire pour moi ! Même mon chef m’a conseillé de continuer à faire ça ! Si c’est mon chef, c’est qu’il en sait un peu plus que moi sur la question.

Ne pas choisir… C’est devenu mon mode de vie !

Ma boîte mail, par exemple, je la laisse gérer mes courriers ; elle jette ce qui ne sert à rien, me remonte les priorités, et les classe par catégories ; il paraît même que, bientôt, elle pourra répondre à ma place. J’ai hâte de voir ça ! Sur YouTube, je ne regarde que ce qui m’est recommandé ; je perds moins de temps à visionner des trucs inutiles. Grâce à ça, je suis devenu un véritable expert en origami, alors qu’à la base, je n’y connaissais rien du tout. Je sais aussi ouvrir un cadenas sans clé, démarrer une voiture avec de l’huile de friture ou allumer une ampoule avec une pomme de terre. Non, rien à dire, l’algorithme est bien fichu. Pareil pour les articles Facebook, je ne lis que ce qu’on me propose. J’ignore pourquoi d’ailleurs, mais je suis encore tombé sur le truc de la pomme de terre ; c’est bien que ça devait m’intéresser, sinon pourquoi ils me l’auraient recommandé ?

Ils mettent également des évènements sympas. Il y a quelques mois, je me suis rendu à une réunion de propriétaires de bouledogues français. Ils étaient marrants avec leurs museaux aplatis et leurs oreilles droites en forme de « chauve-souris » (les bouledogues, pas les propriétaires). Au début, j’étais sceptique, parce que je ne possédais pas de chien, mais je me suis dit que si on m’avait suggéré d’y aller, c’était sûrement qu’il y avait une raison. J’ai passé un super moment. Quand je suis rentré chez moi, j’ai vu qu’on me recommandait d’en acheter un ; je n’ai pas hésité. Je ne regrette pas, Patrick est un chien génial. Oui, je sais, Patrick, ça n’est pas courant pour un animal, mais c’était l’année des « P » et l’application que j’ai utilisée pour lui dégoter un nom s’est arrêtée là-dessus. Au final, je trouve que ça lui va plutôt bien.

Putain ! Il n’y a vraiment personne qui passe sur cette route ! Jamais vu un coin aussi paumé. Ce n’est pas mon site de voyage qui me suggérerait de venir ici.

Pour mes vacances, je ne jure que par lui, c’est Google qui me l’a conseillé. Il est très bien fait et propose des milliers de destinations à des prix très raisonnables, mais ce qui est véritablement bien, c’est leur système d’aide au choix. Vous précisez combien de personnes vous êtes, l’âge de chacun, où vous êtes déjà allés et bim ! Il vous sort le séjour idéal. Je pars tous les ans comme ça, et, là encore, je ne regrette jamais. Non, ils savent assurément ce qui nous correspond le mieux.

Pour la bouffe, c’est pareil. Combien de gens, autour de moi, galèrent pour imaginer ce qu’ils vont faire à manger en rentrant ? Alors qu’il y a des applications qui font ça très bien. Vous indiquez ce qu’il y a dans le frigo et c’est tout, il n’y a plus qu’à exécuter ce qui est écrit. En plus, maintenant, c’est encore plus simple depuis que j’ai un assistant Google Home — là encore, ils m’ont vraiment bien conseillé — je n’ai plus besoin de lire, le truc me parle et me dit ce que j’ai à faire. Je m’en sers de plus en plus : qui inviter, quel bouquin acheter, quel film regarder, c’est lui qui choisit tout. Il me recommande même le meilleur moment pour aller me coucher et me réveiller. Non, là, franchement, c’est le top. Avec Marie, on le laisse décider de tout et on n’est jamais déçu.

Marie… Elle n’a vraiment pas l’air bien. J’ai l’impression qu’elle n’a toujours pas bougé. Au moins, il n’y a pas de sang. Enfin, je pense, je ne vois pas très bien.

Pour Marie, c’est pareil. Je l’ai rencontrée sur internet. Là encore, le site était fait pour moi. Un jour, une fille. Pour être totalement honnête, je ne cache pas que j’ai mis plusieurs jours avant de trouver la perle rare. Cette fois, il ne s’agissait pas d’un problème de choix — la première et les suivantes m’allaient parfaitement — mais en définitive, je crois que c’était moi qui ne leur correspondais pas vraiment. Au début, ça me paraissait étrange puisque, si l’algorithme nous proposait mutuellement, c’était qu’on était fait l’un pour l’autre, mais bon… Il y avait sûrement une raison ; ils sont spécialistes quand même. En tout cas, je plus à Marie et Marie me plut. Et, si on avait continué à écouter internet, plutôt que ce soi-disant « ami », on n’en serait pas là.

C’est clair, tout ça, c’est à cause de ce type. Benjamin, un ami de Marie, un « expert » en psychologie comportementale ; tous les jours, il s’occupe de gens incapables de se passer des nouvelles technologies. Il ne parlait que de ça : « Déconnexion ! Déconnexion ! » Moi, ça ne me disait rien, j’étais bien comme ça. Selon lui, je n’étais plus apte à faire un choix par moi-même. Mais oui ! Putain, oui ! Et alors ? J’étais bien comme ça moi ! Mais Marie commença à pencher de son côté. Elle n’arrêtait pas de répéter qu’on devait essayer. Je ne voyais pas bien le rapport, je ne passe pas mon temps à regarder mon portable pour savoir quel gogo a encore posté la dernière photo de ses pieds à la plage ; non, j’ai juste besoin de connaître le choix le plus pertinent. Quel mal y a-t-il à demander de l’aide ? Si une machine est la mieux placée pour y répondre, où est le problème ?

C’est lui qui nous a conseillé ce trip au vert, sans téléphone, sans ordi, sans assistant personnel, c’était tout juste si j’avais le droit d’emporter ma montre. J’avais des doutes, mais bon, après tout, pourquoi je n’aurais pas écouté un expert ? Il sait ce qu’il dit normalement. Tu parles.

Pour lui, c’était simple : « Vous prenez le minimum, surtout rien de connecté et vous partez sans prévoir où vous vous arrêterez. Vous trouvez un endroit sympa et vous y passez la nuit. Ensuite, vous revenez. Vous verrez, vous vous sentirez revivre ». Franchement, si Marie n’avait pas insisté pour tenter l’aventure, je serais resté chez moi à regarder la dernière série que Netflix m’aurait proposée. Mais, bon, le mec était convaincant et Marie sûre d’elle. Je me suis lancé.

Inutile de préciser que ça a mal démarré. Conduire sans Map ou Waze ? Sérieusement ? J’ai lâché le volant au bout de cinq minutes, en gros dès que j’ai dû choisir entre la gauche et la droite.

Heureusement, Marie a eu une idée de génie. Elle m’avait dit : « Tu n’as qu’à faire comme ça : tu vas toujours tout droit puis, chaque fois que tu ne peux pas, tu alternes entre les directions. Dans cent cinquante kilomètres, tu t’arrêtes au premier hôtel venu. » La perspective de finir dans un Formule 1 ne me réjouissait pas, mais la tactique me semblait bonne, je me voyais déjà revenir en bombant le torse pour annoncer au Benjamin qu’on avait réussi sans encombre ; je m’étais bien enflammé, on dirait.

Au départ, la technique de Marie fonctionna à merveille, je progressais, un kilomètre après l’autre, et puis ça a dérapé. Boum ! C’était le moment de tourner à gauche, j’ai tourné. La nuit commençait à tomber et la pluie inondait le pare-brise ; je n’y voyais presque plus rien. Je me suis pris un arbre qui avait dû s’effondrer un peu plus tôt à cause de la tempête. Là encore, si j’avais demandé à mon appli météo ou simplement à Google, il m’aurait dit de partir un autre jour, mais non, il fallait faire comme ça, monsieur Benjamin nous l’avait conseillé. Résultat : la bagnole est foutue et ma femme ne bouge toujours pas.

Il pleut à verse, je n’ai pas de téléphone et je suis pommé au milieu de nulle part. Qu’est-ce que je peux faire ? Je n’en ai aucune idée, moi. On était censé se sentir revivre ; pour l’instant, je crois surtout que Marie est loin de la résurrection.

Grâce à monsieur l’expert en psychologie comportementale, je suis au moins sûr d’une chose : c’est que je sais où je vais lui mettre sa foutue « déconnexion » !

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S’autoéditer est possible. A force de persévérance et de travail, je suis arrivé au bout de mes deux premiers ouvrages.  Deux romans qui anticipent chacun à leur manière des futurs possibles.

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Join the discussion 4 Comments

  • Joan Bernard dit :

    J’ai lu, puis je me suis laissé un peu de temps, juste histoire d’avoir un peu de recule. Le fait est que j’avais vraiment apprécié cette nouvelle est je cherchais, je pense, une critique constructive… qui ne venais pas.
    Du coup ni une ni deux je la fait lire à ma femme, lectrice avisée, qui n’avait encore rien lue de vous. Et là pareil : lecture qui « coule tout seule » comme j’aime à le dire. Une écriture qui interpelle dès le début et qui ne vous lache plus si bien qu’on est presque dessus que ce soit si vite fini.
    Bon je suis déçu de ne pas être plus constructif, mais… bravo, vraiment !

  • Vanlove dit :

    Top ! Fin abrupte, on attends un dénouement !

    • Mickaël Feuillet dit :

      Merci Jérém. J’avais commencé à écrire une suite mais j’ai préféré couper à cet endroit. J’aime bien laisser les choses en suspens. Je trouve que ça laisse davantage à réfléchir.

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