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Une vie sans troubles

Extrait - Première partie - Chapitre 1

David remontait la rue presque déserte en direction de l’atelier. Un crachin froid et désagréable lui brouillait la vue et ralentissait sa progression. En général, à cette heure matinale, il ne dérangeait bien souvent que les vieux matous errants, pourtant, cette fois, même eux étaient restés couchés, bien à l’abri sous les tas d’ordures. Le jeune homme préférait se rendre tôt sur son lieu de travail ; le flot de gaz d’échappement et de particules fines n’avait pas envahi l’air de la ville et le métro n’était pas non plus bondé, chargé d’une population à la mine aussi grise que le trottoir qu’il arpentait chaque jour. David n’aimait pas la foule. Encore moins, la sentir se frotter contre lui pour lui offrir des effluves dont il se serait bien passé.

Il remit la capuche de sa parka en place, resserra son col et pressa le pas. Le temps était loin d’être idéal, mais c’était comme ça. Les météorologues pointaient du doigt le réchauffement climatique, mais lui ne constatait qu’une chose : la pluie commençait à battre davantage et le froid lui picotait les joues. Le pire était réservé à d’autres régions du globe, aux conditions déjà extrêmes. Elles enchaînaient tornades, typhons et tsunamis et faisaient les choux gras de la presse internationale.

David déverrouilla la porte et entra. Georges, son employeur et mentor, n’était pas encore là ; du moins, pas dans l’atelier, car il vivait juste au-dessus. Encore plus pratique pour éviter l’affluence. Après avoir soigneusement essuyé ses tennis et ôté sa veste trempée, David se dirigea comme chaque matin vers la machine à café : une cafetière datant de Mathusalem, dont Georges ne voulait pas se séparer ; il aimait les vieilles choses. Pas étonnant qu’il ait choisi de consacrer son existence à la restauration et la conservation d’art.

David se servit une tasse et s’assit sur une chaise de bois et de métal dont les roulettes grinçaient à chaque déplacement. Il serra sa boisson chaude entre ses mains pour se réchauffer. Autour de lui, le passé l’observait. Différents styles, différentes époques ; il croisait le regard d’hommes et de femmes disparus depuis longtemps. Qu’avaient-ils vécu ? Quel monde les avait entourés ? Avaient-ils apprécié leurs vies ? Avaient-ils seulement existé ? Aucune importance. Avec eux, inutile d’avoir de la conversation. Il pouvait les côtoyer tant qu’il le désirait, ils ne lui adresseraient jamais la parole et ça, ça l’arrangeait bien. Ça n’était pas que le jeune restaurateur n’aimât pas les autres, mais plutôt qu’il était persuadé que les autres ne l’aimaient pas ; ou plutôt, qu’il ne les intéressait pas. Peut-être eût-il préféré qu’ils ne l’aimassent pas, d’ailleurs ; au moins, ils l’auraient remarqué.

David était discret et réservé. Il faisait partie des invisibles ; ceux que l’on ignore, ceux qui sont toujours seuls dans une soirée, ceux qui jouaient abandonnés dans la cour de récréation, ceux que personne ne vient chercher pour sortir, ceux qu’on n’appelle jamais pour avoir des nouvelles. Bien sûr, il était lucide, c’était en partie sa faute ; une relation amicale, aussi basique soit-elle, requiert une implication de part et d’autre. Lui s’en sentait incapable ; la simple idée de devoir engager la conversation le paralysait. S’exposer, être en compagnie d’un autre, soumis à son regard et son jugement, c’était trop compliqué pour lui. Chaque fois, ça se passait mal ; il transpirait le ridicule. Inapte à relancer la discussion, le silence s’installait et la gêne le submergeait. Pourquoi s’infliger ce genre de torture ? Il préférait l’éviter autant que possible.
Georges entra à son tour dans la pièce tapissée d’œuvres d’artistes inconnus. Il descendait généralement pour partager un café avec David avant de se préparer pour la journée. Le maître ne différenciait pas vraiment son lieu de vie et son lieu de travail ; c’était chez lui, c’est tout. Comme un vieil ours surgissant de sa tanière, les yeux à demi clos et le pas encore hésitant, il s’approcha de son jeune disciple pour le saluer :

— Comment ça va, aujourd’hui ? grogna-t-il de sa voix rocailleuse et grasse.

— Ça va.

— Bien, bien.

L’homme passa sa main sous sa chemise et se gratta l’épaule, puis regarda à travers la fenêtre.

— Il fait toujours aussi beau, à ce que je vois. Ça sera sûrement une journée calme.

— Madame Perrot doit venir vers dix heures récupérer son tableau, rappela David à son employeur.

— Ah, oui. C’est vrai. Le petit garçon à la veste de brandebourg, je m’en souviens. Je dois sortir, ce matin, je crois que je ne serai pas là. Tu peux t’en charger ?

Le ventre de l’employé se noua. Restaurer les œuvres, c’était son truc ; s’occuper des clients, pas du tout.

— Je sais à quoi tu penses. Ne t’inquiète pas, il n’y a rien à faire. Il est prêt ? demanda-t-il.

— Oui.

— Parfait. Tu lui donnes, tu l’encaisses, bonjour, au revoir, et c’est terminé ! Je sais que tu en es capable, ça n’est pas la première fois, en plus.

— Non, confirma-t-il, pas très convaincu par l’argument.

— Je vais me doucher. J’ai encore peint une bonne partie de la nuit et je ne suis pas sûr que les solvants masquent suffisamment l’odeur du travail acharné.
Depuis quelque temps, Georges s’était remis à la création. La journée, c’était compliqué, il devait gérer l’atelier et, bien sûr, continuer la restauration des œuvres qu’on lui confiait. Le soir – et bien souvent plus tard – était plus propice à l’exercice de sa passion. Résultat, à David d’accueillir madame Perrot. Une vieille rombière, imbue de sa personne, qui toisait tout le monde ; à part Georges, évidemment. Les individus de la sorte excellent pour sélectionner leurs victimes.

Le maître réapparut brièvement après sa toilette et se retira. David n’était pas rassuré, il avait accepté sans avoir vraiment le choix. Il détestait ce genre de situation et appréhendait plus que tout de se retrouver en face d’une bourgeoise acariâtre, la matraque planquée dans son sac Vuitton, prête à frapper n’importe quand ; là, il aurait à faire appel à ses facultés les plus enfouies ; David ne savait pas gérer les conflits. Si elle montrait le moindre signe d’insatisfaction, il fondrait comme une crème glacée posée sur un radiateur et ressemblerait à un gamin qu’on aurait pris la main dans le pot de confiture.

Il vérifia que l’œuvre était correctement protégée. En fait, il recommença l’emballage trois fois de suite afin d’en être absolument certain. Les deux heures qui séparaient la conversation avec son mentor de l’arrivée de la cliente lui semblèrent interminables ; il enchaîna les tasses de café, contraint de soulager sa vessie à plusieurs reprises. Madame Perrot entra avec deux minutes d’avance.

— Quel temps ! Cette pluie ne s’arrêtera donc jamais ! Quand allez-vous vous décider à installer un porte-parapluie dans cet atelier ? ronchonna la vieille dame, de très mauvaise humeur.

Ça commençait mal. La bourgeoise y allait déjà de ses mots les plus doux. Le jeune homme n’était pas du tout à l’aise.

— Je suis désolé, madame Perrot, je remonterai votre remarque à monsieur Sarr.
— Pourquoi ? Il n’est pas là ?

— Non, madame.

— Il savait pourtant que je devais passer, c’était ce dont nous avions convenu la semaine dernière.

— Je suis navré, madame Perrot, bafouilla David.

— Qu’est-ce que vous marmonnez entre vos dents ? Ah ! Les jeunes d’aujourd’hui, vous êtes incapables de vous exprimer correctement.

— Je disais que j’étais navré, répéta-t-il en tentant d’articuler davantage.

— Vous pouvez, mon garçon, vous pouvez. Que vais-je faire, maintenant ? C’est terriblement fâcheux et peu respectueux ! Vous avez vu ce temps exécrable ?

David encaissait les coups un par un. Décidément, c’était pire que ce à quoi il s’attendait.

— Je peux sûrement vous aider. Monsieur Sarr m’a laissé des consignes.

— Ah ! Donc, votre patron était au courant de ma venue ! Non, mais vraiment, quel toupet !

— Je suis désolé, madame.

Les rougeurs envahirent son cou.

— Vous ne savez dire que ça. Vous êtes désolé ! Encore, quand j’entends le son de votre voix !

Lui percevait bien la sienne.

— Donnez-moi son numéro de téléphone, je souhaite l’appeler immédiatement.

David la regarda, embarrassé, incapable de prononcer un mot de peur de subir à nouveau les assauts de la mamie en colère.

— Qu’est-ce qu’il se passe, mon garçon ? On dirait un enfant qui a fait pipi à côté de son pot.

— Monsieur Sarr ne possède pas de téléphone portable.

— Pas de portable ? Vous vous fichez de moi ?

— Non, il n’y a que le numéro de l’atelier, expliqua David, totalement démuni.

— J’ai soixante-seize ans et j’utilise un smartphone. Qui n’en a pas, aujourd’hui ? Un ours des Pyrénées ?
Madame Perrot l’avait bien cerné, l’ours était probablement l’animal qui se rapprochait le plus de Georges Sarr. Un homme bourru, souvent mal léché, dont l’ombre projetée sur un mur aurait effrayé n’importe quel égaré.

— Madame Perrot, votre tableau est prêt. Regardez, dit-il en présentant le paquet, les mains tremblantes.

Elle soupira d’un air dédaigneux et observa l’objet caché sous le papier kraft parfaitement plié.

— Rien ne vous chiffonne ?

Décidément, tout allait de travers. Il avait pourtant minutieusement préparé l’œuvre en glissant sous l’emballage un film bulle, et en protégeant chaque angle avec des coins en carton pour parer un éventuel choc.

— Ne vous inquiétez pas, je vais le mettre dans un plastique pour l’isoler de la pluie, rétorqua-t-il en pensant naïvement rassurer sa cliente.

— Mon garçon, je ne suis pas certaine que vous ayez trouvé votre voie.

— Je suis désolé, madame, je ne comprends pas.

— Vous imaginez vraiment que je vais prendre le tableau sans avoir vérifié votre travail ?

— Je croyais que vous l’aviez déjà fait avec monsieur Sarr.

— Les retouches n’étaient pas achevées. Je souhaite voir le résultat, si ça n’est pas trop demander.

Pourquoi certaines personnes avaient-elles besoin d’exercer leur supériorité sur les autres, en particulier sur les plus faibles ? Impossible pour David de répondre à cette question. Il se la posait pourtant souvent. Petits chefs, directeurs névrosés, patrons autoritaires, mégères défraîchies… Tous se liguaient contre les fragiles, les ébranlables, les personnalités insignifiantes, incapables de se défendre face à des coups portés le plus souvent par surprise. Ça commençait dans la cour d’école et ça finissait au bureau, ou, pire, sur le lit, attendant péniblement la mort, torturé par une aide-soignante dégénérée profitant lâchement de la situation. L’être humain était comme ça : dominant ou dominé.

David ouvrit à nouveau le paquet et montra l’œuvre à la dame, qui l’analysa précieusement. Comme si elle y connaissait quelque chose, se vengea-t-il intérieurement.

Il s’agissait d’un portrait familial. Un petit format représentant l’arrière-grand-père de son mari. Une huile sur toile de la fin du XIXe siècle ; l’aïeul, encore enfant, portait une veste à brandebourg en velours et posait fièrement en adoptant un air sérieux (comme madame Perrot, d’ailleurs ; la méchanceté au coin de l’œil en moins).

— Bien, dit-elle simplement.

— Merci, madame, répondit-il en déglutissant.

— Remballez-le, je vais le prendre.

Le jeune conservateur-restaurateur empaqueta pour la quatrième fois le tableau, sous le regard inquisiteur de sa cliente, puis empocha l’argent. « Bonjour. Au revoir, et c’est terminé. » Facile à dire, rumina David. Madame Perrot partit enfin.

Comme toujours après ce genre de situation, le jeune homme se sentait mal. Il le savait, il ressasserait l’évènement au moins toute la journée, si ça n’était pas la semaine. Un lâche, voilà comment il se voyait. Georges l’aurait rembarrée d’un simple sourcillement, mais lui, non, il avait encaissé sans rechigner ; il s’était couché et l’avait autorisée à essuyer ses semelles salies d’orgueil sur son ego ; en silence.

David s’attacha ensuite à ce qu’il préférait : travailler dans l’atelier. Nettoyage, rentoilage, dévoilage, ponçage… Le contact avec l’œuvre. Communier avec le peintre qui, des années, parfois des siècles auparavant avait couvert avec ses pinceaux les fibres encore vierges de la toile. Il adorait emprunter sa place ; qu’importe qu’il fût inconnu, voire sans grand talent, cette personne s’était installée face à ce tableau et avait cherché à transgresser les règles du temps ; à laisser une trace qu’il espérait indélébile. David ne se sentait pas suffisamment créatif pour peindre lui-même, et surtout, il n’avait rien à dire. Pour lui, un artiste devait crier quelque chose, faire entendre sa voix à travers un support ; qu’il soit de bois et de lin ou de papier, ou de métal. Aucune importance ! Il nécessitait un message à communiquer. David imaginait n’avoir rien à transmettre aux autres ; rien qui les intéresserait.

Assis parmi les peintures détériorées, dans le silence paisible de l’atelier, le jeune homme divaguait. Ses yeux parcouraient des corps de femmes nues à la peau écaillée, des fleurs et des fruits aux couleurs ternies par le temps, des paysages survolés d’anges et de créatures célestes, leurs enveloppes divines presque gommées. Il aurait voulu pénétrer chacun de ces mondes, se jeter tête baissée dans ces couleurs mélangées et découvrir ce que le peintre avait caché et choisi de ne pas dévoiler. L’envers du décor. Là où les mystères se dérobaient.
David exerçait un métier solitaire et ça lui convenait parfaitement ; moins il voyait les autres, mieux il se portait.

Vers seize heures trente, Georges rentra. Il ne confiait pas toujours où il allait, ce qui ennuyait parfois David ; surtout quand les clients le réclamaient. Mais c’est comme ça, répétait-il souvent ; il tenait à sa liberté.

— Alors, comment s’est déroulée ta journée ? Madame Perrot s’est bien comportée ? demanda-t-il en s’asseyant près du jeune homme.

— Ça va. Ça a été, répondit-il, pas très convaincant.

— On dirait que tu as eu quelques difficultés. Qu’est-ce qu’a encore fait cette vieille bique ?

— Non, rien. Je vous assure, ça s’est bien passé.

Le souvenir de la discussion du matin lui remonta dans le fond de la gorge et son visage s’empourpra ; il n’avait pas envie d’y songer et encore moins d’en parler.

— Je sais que c’est difficile pour toi, mais tu dois t’affirmer, sinon tu seras écrasé en permanence.

David ne releva pas la remarque. Il était forcé de donner raison à son employeur. Pourtant, il ne pouvait pas faire autrement, chaque fois qu’il interagissait avec les autres, ça se déroulait mal ; ses émotions le submergeaient, le conduisant la plupart du temps, à se recroqueviller dans sa coquille, tel un animal apeuré.

— Tu as avancé sur le portrait du vieil homme face à la mer ? demanda Georges, qui avait remarqué l’embarras excessif de son disciple.

— Oui, j’ai changé le bâti et posé le facing.

— Bien. Je regarderai ça plus tard. Tu peux rentrer, si tu veux.

Le maître se leva et sortit un sachet de tabac et une pipe d’un tiroir à proximité, puis se dirigea vers ses appartements personnels.

— N’oublie pas de fermer en partant, lança-t-il sans se retourner.

Vu l’heure, David savait qu’il n’échapperait pas à la cohue des trottoirs et du métro. Il étirait parfois ses journées, mais quand son mentor l’invitait à quitter les lieux, il s’éclipsait. Tous deux parlaient peu, mais se comprenaient ; peut-être justement pour cette raison. Le jeune homme travaillait là depuis cinq ans maintenant, dont deux années en tant qu’apprenti. Évidemment, il ne trouva pas cet emploi seul ; sa mère, Patricia, l’assista largement. Elle démarcha tous les ateliers de restauration-conservation de la ville. Aucun n’accepta de l’embaucher. Pas de place. Pas le temps. Et puis pourquoi engager un stagiaire incapable de se présenter sans un de ses parents ? Georges aussi refusa dans un premier temps ; les animaux de ce genre préfèrent vivre retranchés dans leur solitude, mais sous l’insistance de la maman désemparée, face à ce garçon en âge d’être le fils qu’il n’avait jamais eu, il y consentit. Son caractère marqué cachait un cœur tendre qui finit par se prendre d’affection pour cet étudiant, puis employé, sans assurance auquel il pouvait transmettre son savoir.

À peine David fit-il un pas hors de l’atelier qu’il vacilla et tomba à genou sur le sol encore trempé. Le gros type qui venait de le bousculer se retourna pour lui jeter un œil accusateur.

— Il faudrait peut-être regarder où tu marches, bonhomme !

— Pardon, rétorqua-t-il.

Même lorsqu’il n’était pas en tort, David s’excusait ; c’était plus fort que lui ; la culpabilité le pourchassait.
Il se releva, essuya rapidement son pantalon et reprit son chemin. Tout le monde courait dans tous les sens ; à se demander s’ils savaient où ils allaient. Toujours pressés d’arriver, toujours pressés de partir ; à croire que personne n’aimait l’endroit où il se trouvait.

Le métro était plein à craquer. Au bout de vingt minutes, il réussit à monter dans une rame ; pas facile de s’imposer, surtout quand on n’essaie pas. Mais sa tranquillité ne fut que de courte durée, une station plus tard, il était étouffé entre un peintre en bâtiment pas encore douché et une grosse bonne femme avec un micro greffé sur les cordes vocales. Heureusement, il changea pour une ligne plus calme, un peu plus loin. À partir de là, il patienta une trentaine de minutes jusqu’à son arrêt. Il s’installa dans un coin, rabattit sa capuche sur sa tête, puis saisit son smartphone et plaça ses écouteurs aux creux de ses oreilles. Depuis que le Wi-Fi était implanté dans le métro et les trains, la plupart des voyageurs passaient leur temps à visionner des vidéos. De toute façon, plus personne ne se regardait depuis longtemps.

David démarra son application. Une publicité débuta.

Un homme vêtu d’une combinaison noire garnie de pièces géométriques en plastique rigide évoluait dans différents univers virtuels. Le film était dynamique et de bonne facture. Une voix off parlait par-dessus une musique grandiloquente : « Sentir, toucher. La chaleur du soleil sur votre peau, le froid piquant du blizzard. Ne vous contentez plus de jouer, vivez ! » Le spot vantait les mérites d’un équipement multisensoriel. Pour la modique somme de quatre cent quatre-vingt-dix-neuf euros, non seulement le joueur éprouvait les coups et les impacts de balles de l’adversaire, mais il discernait aussi les différences de températures de chaque environnement. La pub promettait une expérience nouvelle, plus authentique. Le vêtement pouvait également être porté pour regarder un film. David était friand de ces objets, il possédait un casque de réalité virtuelle et plusieurs consoles de jeu. Ces univers fictifs lui correspondaient mieux que le monde réel, il pouvait y être quelqu’un d’autre, pas ce jeune homme timide, un peu trop maigre, qu’on ne remarquait pas. Il pouvait être un type sûr de lui, capable de conserver son sang-froid même dans les pires situations ; un idéal stéréotypé, héros imperturbable, fabriqué par des décennies de dominance cinématographique américaine.

Une demoiselle pénétra dans la rame et s’assit en face de lui. Blonde, jolie ; vingt ans tout au plus. Son long manteau de laine beige s’ouvrait sur une jupe courte, dévoilant ses cuisses couvertes de nylon. Il leva les yeux pour l’observer discrètement, mais croisa son regard. Embarrassé, il fixa le sol. Elle sourit et tourna la tête.
David manquait de carrure et ses vêtements n’étaient pas toujours les plus à la mode, mais il n’était pas laid et son défaut d’assurance et son allure de petit garçon plaisaient à certaines filles. Pour autant, il n’avait jamais eu de relations intimes ; pas même un simple baiser. Établir une amitié lui paraissait difficile, mais une liaison amoureuse : impossible ! Son cœur s’emballait rien qu’en y songeant. Comment pouvait-il imaginer se retrouver seul avec une femme ? Il ne saurait, dans tous les cas, pas quoi lui dire. Il devrait échanger des regards, la toucher ; il en rougissait déjà.

Il releva la tête pour l’observer furtivement ; sa vidéo ne l’intéressait plus beaucoup. Cette fois, elle ne le remarqua pas. Il resta un moment fixé sur son visage, ses lèvres ourlées et ses yeux translucides. Il s’attarda sur ses jambes, qu’elle décroisa puis recroisa à plusieurs reprises, lui laissant, à chaque mouvement, l’espoir d’en apercevoir davantage.

Son pouls s’accéléra. Il craignait le flagrant délit, lui qui dérobait secrètement une part de son intimité.

Le métro s’arrêta brusquement. Le téléphone du jeune homme bascula sans se briser. La belle inconnue sortit, disparaissant de la vie de David comme elle y était entrée. Il ramassa son mobile et contempla la place vide où elle avait été assise. Il était conscient de la lâcheté de son comportement et n’en était pas fier, mais il commençait à s’y résoudre, les seules femmes qu’il côtoierait ne dépasseraient jamais les limites de la virtualité. Trois stations plus loin, il descendit à son tour. David gravit les marches quatre à quatre pour retrouver l’air libre et reprendre ses esprits. Les rues étaient comme souvent, à son grand désarroi, un peu agitées. Restaurants chinois, pakistanais, kebabs, pizzerias, le lieu était ce que l’on pouvait appeler cosmopolite. Les enseignes bas de gamme et les photos de plats moyennement appétissants recouvraient tous les murs du quartier.

David logeait dans un ancien immeuble au cinquième étage. Tous les appartements appartenaient à monsieur Lao, qui possédait également le boui-boui thaïlandais du rez-de-chaussée. Il fumait sa cigarette électronique sur le pas de la porte ; à cette heure, les badauds affamés commençaient tout juste à arriver. Grisonnant, il avait le visage bouffi, les yeux globuleux, le regard vide et la peau rougeâtre ; il sentait la fraise.

David passa près de lui ; sa capuche masquait sa figure.

— Où tu vas comme ça, mon garçon ?

— J’habite ici, s’expliqua-t-il timidement.

— Ça, ça m’étonnerait !

Sa voix vibrait comme un vieil instrument usé.

— Je vous assure, monsieur Lao.

Le propriétaire l’observa attentivement et aspira une bouffée de nicotine.

— Soulève cette capuche, que je puisse te voir un peu mieux.

David s’exécuta, mis à mal par la situation. Ça n’était pas la première fois, monsieur Lao avait tendance à abuser de la boisson et le jeune homme marquait peu les esprits. Mais depuis quand fallait-il montrer patte blanche pour rentrer chez soi ? Encore un qui se donne de l’importance, pensa-t-il, agacé.

— C’est bon, p’tit gars, tu peux y aller. Il se passe tellement de trucs de nos jours ! Je préfère m’assurer que mes locataires soient bien tranquilles, termina-t-il, la figure déformée dans une tentative de sourire intimidant.

L’homme tira sur sa cigarette électronique et regagna son restaurant. David ruminait. Il aurait souhaité pouvoir lui dire de se mêler de ses affaires, qu’il n’avait aucun compte à lui rendre, après tout, il était chez lui. Mais aucun mot ne franchit le bord de ses lèvres, il s’était simplement soumis, pétrifié par le risque d’une riposte d’autant plus difficile à encaisser.

Lorsqu’il pénétra dans l’appartement, un doux parfum de muscade vint lui chatouiller les narines. Sa mère préparait le dîner.

David n’avait toujours pas coupé le cordon. Pourquoi l’aurait-il fait ? Des soucis en moins à gérer. Trouver un logement, c’était compliqué, tellement de gens en cherchaient un ! Il aurait à plaider sa cause et à revendiquer un dossier sans fautes ; c’était vraiment au-dessus de ses forces. Patricia l’aurait aidé, c’est sûr, mais c’était plus simple de vivre avec une maman pour s’occuper de tout. Lui se chargeait uniquement de ses achats en ligne : son smartphone ou ses vêtements, son abonnement téléphonique, ses livres ; tout ce qui ne nécessitait pas de parler à quelqu’un. Il évitait autant que possible les rendez-vous de santé, mais sa mère veillait au grain et l’envoyait chez le dentiste chaque fois que c’était nécessaire. Elle n’allait plus jusqu’à l’accompagner, bien qu’il n’eût peut-être pas refusé. À vingt-huit ans, ça pouvait paraître un peu bizarre, mais lui s’en fichait. Jamais elle ne l’avait forcé à se débrouiller. Elle repensait toujours à ce petit garçon qui se blottissait entre ses jambes lorsque quelqu’un lui adressait la parole ; à cet enfant pétrifié à l’idée d’avoir à commander une baguette à la boulangerie ou à poser une question à son professeur. David se précipita dans la cuisine.

— Ça sent bon, s’exclama-t-il, extirpant sa mère de ses pensées.

— Tu es là ? Je ne t’ai pas entendu entrer. Je prépare des lasagnes, annonça-t-elle, heureuse d’offrir à son fils l’un de ses plats favoris.

— Je n’ai pas très faim.

— Ta journée s’est mal passée ?

— Non, ça va, je suis juste un peu fatigué. Je vais dans ma chambre.

— Tu ne vas pas manger ? demanda la maman, déçue.

— Je ne sais pas, peut-être plus tard, répondit-il en tournant les talons, laissant sa mère désappointée face à ses casseroles.

David était parfois dur avec elle, sans doute car elle était la seule personne qui le lui permettait ; la seule à laquelle il osait répliquer sans craindre le retour du bâton. De temps en temps, il déversait sur elle toute la colère accumulée, ses frustrations inavouées. Le sang bouillonnant, il criait, enrageait et vomissait les pires insanités. Il s’abattait alors violemment sur l’unique être capable de le comprendre. David aurait souhaité ne jamais connaître ces instants, il était malheureusement victime de ses émotions indomptables, prisonnier d’un « soi » endommagé il y avait bien longtemps.

Le jeune homme déposa son sac à dos dans un coin de sa chambre et s’allongea sur son lit face à la fenêtre. Dehors, la nuit effaçait le jour. David distinguait à peine les nuages gris tapissant le ciel d’octobre. Les yeux clos, il s’apaisa, songeant à cette fille au regard cristallin. Une larme épousa le contour de sa joue. Se résout-on jamais à être différent ?

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